Dans quelques jours, dans tous les pays d’Europe, on manifestera pour marquer le premier anniversaire de l’agression russe contre l’Ukraine. Partout, ce sont des associations et des personnalités qu’on classe généralement à gauche qui seront à l’initiative. Mais, en Belgique, on fera plus fort : il n’y aura pas une manifestation à Bruxelles, mais deux, deux jours de suite et au même endroit.


La première, le samedi 25 février, est initiée par le comité belge du Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine (RESU), auquel j’adhère, de concert avec la diaspora ukrainienne. La seconde, le dimanche 26 février, est à l’initiative des acteurs traditionnels du mouvement pacifiste en Belgique, c’est-à-dire la CNAPD du côté francophone et Vrede du côté flamand, avec le soutien de nombreuses associations infiniment respectables. Il y aura des syndicalistes, des écologistes et des membres de la gauche radicale dans les deux cortèges qui distilleront des messages opposés. Que penser de cette fracture, qui met l’internationalisme à l’épreuve et nous divise sans doute comme jamais ?

Le ver était déjà dans le fruit il y a un an. Le 27 mars 2022, l’Europe connaissait sa première vague de manifestations contre l’agression russe en Ukraine. Par comparaison avec ce qui s’était passé dans d’autres capitales, la manifestation bruxelloise se distingua d’une curieuse façon : c’était la seule qui ne comptait aucun Ukrainien dans ses rangs alors qu’il y en avait déjà plusieurs milliers en Belgique.

Et pour cause. L’Ukraine était absente de l’intitulé de la manifestation (« Europe for peace & solidarity »). Si elle se retrouvait bien dans le texte de l’appel, c’était de façon très partielle. On se déclarait solidaire des réfugiés, mais pas de la résistance du peuple ukrainien face à l’agression. L’invasion russe était bien dénoncée, mais aucun moyen n’était proposé pour la contrer. Le manifeste ne disait pas un mot d’éventuelles sanctions contre la Russie. Face à la demande des Ukrainiens d’obtenir des armes pour pouvoir résister, l’appel se contentait de mettre en garde « contre les conséquences de l’envoi de troupes et d’armes dans la zone de conflit » qui risquait « d’envenimer les choses ». « Pas de surenchère militaire », disait-il. Mais vouloir résister à l’envahisseur, y compris sur le plan militaire, était-ce de la « surenchère » ? Et comment apprécier l’évocation d’« une diplomatie de paix active », misant sur « le dialogue et la négociation », une formule qui mettait sur le même pied l’agresseur et l’agressé ? Les femmes ukrainiennes, généreusement accueillies en Belgique, auraient bien voulu que les pacifistes belges se déclarent aussi solidaires de leurs maris et de leurs fils restés au pays pour bloquer l’avancée des troupes russes au risque de leur vie [1].

Solidaires de l’Ukraine contre les Ukrainiens ?

Les mêmes biais se retrouvent dans l’appel à la manifestation du 26 février (voir le texte ci-dessous). On nous invite à nouveau à promouvoir la désescalade et à combattre « la logique de guerre ». Mais à qui s’adresse cette injonction ? Aux deux protagonistes, mis sur pied d’égalité ? Les mêmes, qui se sont toujours opposés aux sanctions contre la Russie, semblent n’avoir aucune réticence à diminuer la capacité de résistance du peuple ukrainien en lui refusant tout soutien en matériel militaire. Déforcer la partie la plus faible, est-ce une manière d’« amener les parties belligérantes à un cessez-le-feu en vue de pourparlers menant à une paix juste et durable » ?

Quelle serait cette paix ? Du côté des partisans de négociations sans conditions, je lis parfois que les Ukrainiens devraient concéder la perte des zones conquises par l’armée russe, car une paix de compromis se situera obligatoirement à mi-chemin entre Poutine et Zelensky. Est-ce cela la perspective ?

Un cessez-le-feu inconditionnel (c’est-à-dire sans le retrait préalable des forces russes d’occupation) ? Il aurait pour effet de consolider les positions actuelles sur le terrain. Il y a un précédent bien connu : les accords d’Oslo entre Israël et l’Organisation de libération de la Palestine qui, après avoir éveillé tant d’espoirs, se sont enlisés dans des négociations perpétuelles sans issue pendant que la colonisation des territoires palestiniens se poursuivait de plus belle. Pourquoi les Ukrainiens devraient-ils accepter ce que la plupart des Palestiniens regrettent aujourd’hui amèrement ?

À l’inverse, l’appel pour la manifestation du 25 février (voir le texte ci-dessous) se limite à affirmer un soutien de principe au peuple ukrainien dans sa résistance à l’agression russe. C’est la base de toute solidarité : le peuple ukrainien ne peut pas être dépossédé de son droit à l’autodétermination au nom du compromis géopolitique auquel certains aspirent. Ce droit est imprescriptible, comme celui de tous les peuples. Même si, à mes yeux, cet appel est un peu court, car j’aurais aimé qu’une perspective politique soit au moins esquissée.Précisons : ce soutien n’implique nullement de transformer Zelensky en idole ou de s’aligner sur ses demandes les plus folles. L’interlocuteur privilégié du RESU, c’est le mouvement social du peuple d’Ukraine – ses organisations syndicales, ses mouvements progressistes, féministes et écologistes – et celui-ci est simultanément engagé dans la résistance à l’agression russe et dans une confrontation difficile avec les autorités de Kiev. Or, cette gauche ukrainienne est ignorée des protagonistes du 26 février, qui auront bien du mal à présenter des Ukrainiens représentatifs de la résistance à leur rassemblement.

Enfin, comme syndicaliste de toujours, je n’avale pas que nos organisations syndicales n’aient pas estimé nécessaire d’envoyer sur place une mission de solidarité avec leurs camarades des syndicats locaux pourtant affiliés comme eux à la CES. Être solidaires de Ukrainiens en leur tournant le dos, c'est une prouesse dont il n'y a pas à être fier.


[1] On  peut s’interroger sur cette singularité belge dans le champ de la solidarité internationale. Sans doute est-ce le produit d’une convergence finalement pas tellement étonnante entre le vieux pacifisme chrétien très enraciné en Flandre et le « campisme  » constitutif du PTB, qui le relie peut-être de sa propre généalogie chrétienne.


Ce billet est repris du [blog cosmopolite]. On peut s'y abonner directement.


25 février : Solidarité avec l’Ukraine !  Arrêtez la guerre d’agression russe ! La paix pour l’Ukraine !

Le vendredi 24 février marquera le premier anniversaire de l'invasion de l'Ukraine par l'armée russe, sur ordre de Poutine et de son régime. Une année de souffrances indescriptibles et d'effusion de sang pour le peuple ukrainien.

L'invasion totalement injustifiée a déjà coûté la vie à plusieurs dizaines de milliers de civils et de militaires ukrainiens. Chaque jour, le peuple ukrainien est confronté à la brutalité et à la violence. Des millions de civils ont été contraints de fuir à l'étranger, des millions d'autres sont déplacés à l'intérieur du pays.

Des villes et des villages entiers ont été réduits en ruines par les bombardements et les frappes aériennes russes. Les infrastructures civiles (réseaux d'électricité et de chauffage, écoles, hôpitaux, chemins de fer, ports, etc.) ont été systématiquement détruites, rendant le pays invivable.